Cosmogonie du désir, Cioran
"Ayant vécu et vérifié tous les arguments contre la vie, je l'ai dépouillée de ses saveurs, et, vautré dans sa lie, j'en ai ressenti la nudité. J'ai connu la métaphysique post-sexuelle, le vide de l'univers inutilement procréé, et cette dissipation de sueur qui vous plonge dans un froid immémorial, antérieur aux fureurs de la matière. Et j'ai voulu être fidèle à mon savoir, contraindre les désirs à s'assoupir, et j'ai constaté qu'il ne sert à rien de manier les armes du néant si on ne peut les tourner contre soi. Car l'irruption des désirs, au milieu de nos connaissances qui les infirment, crée un conflit redoutable entre notre esprit ennemi et la Création et le tréfonds irrationnel qui nous y relie.
Chaque désir humilie la somme de nos vérités et nous oblige à reconsidérer nos négations. Nous essuyons une défaite pratique ; cependant nos principes restent inaltérables… Nous espérions ne plus être les enfants de ce monde, et nous voilà soumis aux appétits comme des ascètes équivoques, maîtres du temps et inféodés aux glandes. Mais ce jeu est sans limite : chacun de nos désirs recrée le monde et chacune de nos pensées l'anéantit… Dans la vie de tous les jours alternent la cosmogonie et l'apocalypse : créateurs et démolisseurs quotidiens, nous pratiquons à une échelle infinitésimale les mythes éternels; et chacun de nos instants reproduit et préfigure le destin de semence et de cendre dévolu à l'Infini."
Комментарии